L’Ordre Martiniste – Bureaux de l’Initiation, pages 214-217
Il était neuf heures du soir lorsque Gaston de Lambert, accompagné de Papus chez qui il avait dîné, tourna ce samedi le coin du quai des Grands-Augustins pour atteindre la petite rue de Savoie courte, étroite, obscure, dans laquelle les deux hommes s’engagèrent.
Après l’avoir remontée sur toute sa longueur, ils s’arrêtèrent devant une vieille maison de triste apparence qui portait le n° 4 et où avaient lieu les réunions occultistes.
Calme le jour, resserrée et comme perdue dans un quartier non passager, formant une sorte d’impasse où ne circulent guère les voitures ni les gens pressés, habitée par de paisibles employés, des travailleurs en chambre et des étudiants modestes, la rue de Savoie point commerçante — il n’y avait qu’un magasin : la librairie d’hermétisme tenue au n° 3 par Chamuel, l’éditeur et l’ami de Papus et de Sédir — est déserte à la nuit. On s’y croirait en plein Paris bizarre et curieux du XVIe siècle, dans l’un de ces dédales d’antiques ruelles propices aux faiseurs d’or, aux astrologues et aux nécromants, peuplées de juifs adonnés aux sciences kabbalistiques.
L’Hôtel de Savoie, de très médiocre apparence, auberge d’étudiants pauvres, « hostellerie » pittoresque, s’élevait au milieu de la rue et seule la lumière sans grand éclat de sa lanterne, trouait les ténèbres environnantes que ne dissipaient point deux pâles réverbères placés en sentinelles à chaque extrémité de l’artère.
Papus et le comte montèrent un escalier [page 215] mesquin qu’une lampe fumeuse ne rendait pas d’un accès facile et débouchèrent, au premier étage, en face d’une petite porte bien humble où se lisaient ces mots gravés sur une plaquette de cuivre : Ordre Martiniste. Bureaux de l’« Initiation ».
Le martinisme, remis en action par Papus principalement — qui en était le Grand-Maître — aux alentours de 1885, remontait à Martinès de Pasqually, son fondateur, puis à Louis-Claude de Saint-Martin, « le Philosophe Inconnu », mystique et hermétiste notoire, de noble famille et d’intelligence très distinguée sinon remarquable, épris de Kabbale, d’alchimie, d’illuminisme honnête mais un peu vague et touffu, qu’il délaya dans une vingtaine de livres de style filandreux et à l’eau de rose.
Il continua l’œuvre de Pasqually.
Spiritualiste fervent, imbu de la tradition régulière, il eut des disciples nombreux et de valeur, parmi lesquels Cazotte, qui répandirent sa doctrine.
Au moment de la scission qui se fit dans l’Illuminisme, quelques années avant la Révolution de 1789, les martinistes restèrent hiérarchistes et hostiles à l’anarchie morale et politique de la Franc-Maçonnerie. Ils s’opposèrent à la profanation des symboles, au galvaudisme de l’initiation, à Cagliostro et à toute la clique de charlatans doublés d’espions qui préparaient le cataclysme sanglant de la Terreur.
Les loges de l’école martiniste tombèrent en sommeil à la Révolution française. Les idées de Pasqually et de Saint-Martin ne se transmirent plus que par des adeptes isolés qui travaillaient [page 216] dans le silence sans chercher à faire des prosélytes.
Papus ayant eu connaissance des archives primitives de l’Association martinésiste et martiniste, résolut de reconstituer sur ses véritables base l'intéressante confrérie et d’en faire une vigoureuse société initiatique reposant sur les principes traditionnels de l’hermétisme, de l’ésotérisme et du spiritualisme, et dont le rôle consisterait pour une grande part, selon les vues personnelles de Papus, à lutter contre l’athéisme, l’ignorance formidable, le politicisme mercantile et le chaos de la Franc-Maçonnerie, oublieuse de ses symboles autant que de son origine occultiste. Car elle est la fille dégénérée de l’Illuminisme, la dépositaire infidèle des mystères d’Isis.
Papus, grâce à son talent d’organisateur, parvint rapidement à créer un nombre respectable de loges, non seulement en France, mais à l’étranger.
En dehors de ces cercles, des initiés indépendants furent recrutés dans les divers milieux intellectuels et sociaux, car il n’était point nécessaire d'appartenir à une loge, et ainsi en quelques années, l’Ordre Martiniste compta plusieurs centaines d’affiliés.
L’initiation comportait trois degrés, conformément à la tradition hermétique. Possesseur du dernier grade, l’initié était alors dit S.·. I.·. Il restait ignoré du public, inconnu supérieur, d’autant plus fécond, actif et libre qu’il passait couvert du manteau de l’ermite, invisible sous le capuchon.
Le martinisme, à l’époque où Lambert fut [page 217] reçu en loge, était à son apogée. Il possédait en son sein des esprits d’élite, des penseurs originaux, des artistes, des écrivains, qui accomplirent une tâche que l’avenir connaîtra, car les germes ne se développent que sous l’effet du temps et la moisson précoce est moins riche, moins abondante que la moisson tardive.
On se serrait autour de Papus qui dirigeait l’Ordre avec une rare dextérité, de façon étroite, spontanée et fraternelle.