Rencontre avec le marquis de Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909), pages 205-211
Un autre après-midi, Lambert se rendit à Versailles pour se présenter chez le marquis de Saint-Yves d’Alveydre, l’Eminence Grise de l’Hermétisme, l’énigmatique Ermite, qui vivait plus retiré encore que Guaita, en son luxueux [page 205] appartement de la rue Colbert, au rez-de-chaussée aussi.
On ne l’approchait que très difficilement, après avoir passé par l'intermédiaire d’amis et posé une ou plusieurs demandes d’audience.
Il craignait les curieux en général et les importuns, se méfiait, à juste titre, de la turba stulta de l’Occultisme, des aliénés qui pullulent dans les bas-fonds de ce milieu hétérogène.
La délicatesse morale, la haute intellectualité de Saint-Yves lui faisaient redouter le contact, même passager, des imbéciles ou des fous. Ce n’est point lui qui eût su affronter la masse diverse des gens singuliers que Papus coudoyait sans cesse pour les besoins de la cause !
N ’est pas dompteur qui veut. Il faut une grande robustesse, une absence presque complète de nerfs, un sang-froid particulier pour tenir ce rôle. Le relent des bêtes fauves ou des bêtes tout court, la contagion de leur atmosphère, suffoquent ceux qui n’ont point d’insouciance.
Semblable aux légendaires mahatmas de la théosophie moderne, le marquis de Saint-Yves d’Alveydre se dérobait aux regards profanes ou indiscrets, restait enveloppé de brouillard protecteur.
Les sages ont horreur de la foule qui leur cause un insupportable malaise pouvant aller jusqu’à la souffrance intolérable. Les Adeptes écartent de leur ambiance aromale les esprits et les âmes médiocres. Ils laissent à d’autres, moins raffinés ou plus héroïques peut-être, l’ingrat labeur et les gloires bruyantes de l’apostolat et de la popularité. Eux ne veulent, ne cherchent, ne demandent qu’une seule chose : la [page 207] paix intérieure, la solitude. Ils passent inconnus.
Les diverses pièces de l’appartement, élevées, aux boiseries blanches agrémentées de sculptures Louis XV que l’on retrouve dans tous les vieux hôtels confortables de Versailles, ville du Roi, offraient une extrême élégance, laissaient voir une richesse qui ne s’affichait point, mais ne se dissimulait pas. Le marquis, veuf d’une cousine éloignée de Napoléon III, possédait depuis son mariage une considérable fortune.
Les tapis étaient feutrés sous les pas, les tentures étaient lourdes, les fauteuils profonds, les poufs rebondis, de soie fine. Chaque meuble, tout objet indiquait un luxe raffiné et de grand ton.
Le silence régnait ; un calme mystique et extra-humain, léger, délicieux et odorant enveloppait, dès qu’il avait franchi la porte d’entrée du vestibule, le visiteur, qu’à voix basse interrogeait une gouvernante amène, mûre et distinguée.
Saint-Yves d'Alveydre fit avancer le comte de Lambert dans son petit salon particulier attenant au grand salon où il avait patienté un bon moment. On n’avait point accès dans le cabinet de travail que le maître tenait pour le sanctuaire inviolable de sa pensée infime et qui, disait Saint-Yves, communiquait avec un oratoire.
Il s’assit à contre-jour et suivant son habitude pria Gaston de prendre place en face de lui, le visage en pleine lumière. Ainsi dominait-il sans tarder ses hôtes qu’il conservait sous son regard. [page 208] La conversation fut plutôt un monologue.
Saint-Yves causait admirablement, parlait une langue châtiée, maniait les mots avec un art consommé qui produisait des effets de musique exquise — et il aimait qu’on l’écoutât avec recueillement.
L’interruption le coupait à contre-temps, la contradiction lui était désagréable, car il espérait convaincre tout interlocuteur par la supériorité de son discours, à la rhétorique argumentée.
Il convenait de le laisser émettre, dans toute l’ampleur des tirades, ses idées coutumières qui, belles, harmonieuses, se drapaient d’une métaphysique aux profondeurs si mélodieuses et si divinement cadencées qu’à peine l’esprit parvenait à les fixer au milieu du chatoiement des phrases, de l’abondance des adjectifs, de la plénitude des formes étincelantes.
La doctrine gnostique de Saint-Yves, vaste et féconde comme la nature universelle qu’elle prétendait traduire, ne pouvait s’épancher d'un seul trait.
Le Maître, orateur d’une suave éloquence, à la diction parfaite, conduite en sourdine, parfois chuchotante et qui s’éteignait aux moments voulus, mourait aux endroits propices — avec des gestes onctueux de prédicateur éminent, amenait sans hâte, les diverses périodes, arrondissait, sculptait, polissait les successives parties de la conférence, s’aidant de ses mains fines, blanches et soignées de prélat, du mouvement varié de ses magnifiques yeux doux et longs, expressifs autant que ceux d’une femme oui est belle, séduisante, et ne l’ignore point. [page 209]
Le corps serré dans, son haut fauteuil droit, épiscopal, de velours violet, la poitrine un peu bombée sous la redingote très chic, à la boutonnière de laquelle le mince ruban de la Légion d’Honneur tranchait comme le pétale sanglant d’une rose rouge, une perpétuelle cigarette à bout ambré fumant entre les doigts baguetés plus qu’aux lèvres occupées à dire, les jambes croisées qui laissaient entrevoir des chaussettes de soie violet foncé entre le bas du pantalon à damiers blancs et noirs et l’échancrure de légers souliers vernis lacés d’un large ruban, le marquis de Saint-Yves d’Alveydre, captivant par tout son être de charme seigneurial, vieillard de cour, si l’on ose donner ce nom de vieillard à une figure de noble prélat romain ou de diplomate impeccable qui frise à peine la soixantaine, mais dont la chevelure bouclée, la jolie moustache soyeuse et retroussée sont d’une blancheur de lait, le marquis ne s’arrêtait de commenter la théorie du Verbe Incarné, la réalité universelle immanente et transcendante de la Rédemption christique, l’unité fondamentale des religions qui dérivent toutes d’un catholicisme originel dont le christianisme constitue la synthèse absolue, l’origine des langues et du symbolisme à triple sens de leurs alphabets, hiéroglyphes des cultes, des philosophies, des sociétés, des sciences et des arts, dont lui Saint-Yves avait réussi à reconstituer la racine au moyen de cet instrument de Grand Art : Ars Magna : L’Archéomètre, auquel il mettait la dernière main après vingt années d’études et les révélations secrètes d’un brahmane initié aux ultimes Mystères divins, Archéomètre grâce[page 210] auquel les chercheurs posséderaient enfin la clé souveraine de toute la Nature, de toutes les religions, de tout savoir, Archéomètre qui livrerait sans ambages les arcanes suprêmes de la Gnose, de l’Hermétisme, de l’Alchimie comme de l’Astrologie et de la Magie — le marquis ne s’arrêtait que pour rallumer une autre cigarette en affirmant qu’il avait réalisé à merveille la transmutation des métaux, ou pour tremper ses lèvres infatigables dans une coupe de champagne de marque, en invitant le jeune homme à l’imiter, avec une sollicitude tout à la fois paternelle et mondaine. […, page 211]
Lambert constata, au cours de ses entretiens avec celui que les chefs de l’Hermétisme considéraient comme un être presque surhumain, un thaumaturge et un inspiré dont on recueillait avec dévotion les avis, que Saint-Yves prisait fort peu la propagande occultiste et le mouvement ésotérique et que ses idées sur l’initiation, les sociétés secrètes, la magie, différaient sensiblement des opinions qu’avaient sur ces points, Papus, Guaita et d’autres.
Saint-Yves faisait peu de cas des systèmes occultistes, de même que de la plupart des occultistes. Il estimait arbitraires leurs classifications extra-terrestres, dangereuses leurs pratiques et il identifiait la Magie avec la Religion pure, avec le Savoir absolu que seul l'homme uni au Christ atteint car il vit alors en Dieu.
Lambert, quelque vif que fut son désir de s’imprégner des effluves bénéfiques et de la force morale puissante qui émanaient de Saint-Yves — de qui les ouvrages, se disait-il, la Mission des Juifs, par exemple, son chef-d’œuvre, ne donnaient pas la véritable caractéristique : il fallait, non lire, mais entendre et voir Saint-Yves d'Alveydre — Lambert prit congé du marquis sur l’invitation cordiale de ce dernier à venir le revoir car il éprouvait de son côté une immédiate estime et de l’affection pour le jeune homme loyal, sincère, chercheur sans intérêts matériels qui lui avait soumis sa mentalité et son âme nues, demandant en échange les conseils éclairés du Grand Ami.